Tous nègres !

A la vue de la photo de Teddy Riner (homme noir) embrassant la chaussure dorée de son entraineur Benoit Compargue (homme blanc) lors de sa victoire en finale de judo aux Jeux Olympiques le 3 août dernier, le premier sentiment d’un certain nombre de personnes soucieuses d’égalité et d’anticolonialisme a été le choc et l’indignation. Immédiatement renvoyés aux terribles images de l’esclavage et des colonies, mes contacts militants et moi-même avons été sidérés de voir l’athlète français des Antilles se coucher à plat ventre et embrasser le pied de son entraineur blanc. L’image du nègre de maison au service de son maître Bwana est aussitôt associée à cette scène dans les esprits militants échaudés. Impossible de voir simplement ce qui est : un sportif qui remercie chaleureusement son entraineur. Acte politique ?

Houria Bouteldja, porte-parole des Indigènes de la République a immédiatement réagi sur son Facebook : « Cette image est terrible. Si la traite négrière n’avait pas existé avec son cortège d’humiliations et de négation pour les Noirs du monde entier, cette scène n’aurait aucune incidence. Au contraire, l’expression de la reconnaissance et de l’humilité entre deux êtres humains qui se respectent, est quelque chose de beau. Mais nous ne sommes pas dans un monde neutre. Nous ne sommes pas dans un monde où la valeur d’un être humain noir est respectée comme celle d’un Blanc. Teddy Riner, Antillais, descendant d’esclaves, ne peut pas l’ignorer. Son acte est par conséquent profondément humiliant quelles que soient ses motivations personnelles. Qu’il le veuille ou non, sa destinée lui échappe. Il est en représentation et en cela, par cet acte, il avilit ses frères et sœurs de condition. Son acte est – négativement – politique. J’ai honte. ».

« Son acte est politique » affirme-t-elle. Tout prouve qu’il n’en est rien : Teddy Riner est très loin des préoccupations de Houria Bouteldja. La question est : en a-t-il le droit ? On peut d’ores et déjà se dire que contrairement à ses ancêtres, Teddy Riner n’était absolument pas obligé d’accomplir ce geste et qu’il se le permet parce que ça lui chante en ce moment de gloire dont il est le héros. Il est couronné de succès et le racisme des Blancs ne l’a pas empêché d’arriver là où il est.

Alors après avoir pris une photo avec Dieudonné en faisant le signe de la quenelle quelques mois auparavant et avoir déclenché les critiques du CRIF (Conseil Représentatif des Institutions juives de France), il baise ici les pieds de son entraineur et s’attire les foudres des Indigènes de la République. Ces deux images dérangent des gens de bords politiques différents mais lui reprochant tous ses actes au nom de sa couleur de peau et de sa représentativité !

En regardant par la suite la vidéo de la scène de Londres, il apparait clairement que les deux hommes avaient certainement fait un pari dont le baise-pied semble être le gage. Teddy Riner aura peut-être le loisir de le confirmer, mais dans la vidéo, la mise en scène est claire : juste après la proclamation de sa victoire, le champion olympique se dirige droit vers son entraineur et plonge vers le pied droit que celui-ci lui présente ostensiblement en avant. Puis les deux hommes se serrent fraternellement dans les bras. Il semble évident que l’entraineur avait dit à son gars : «  je ferai de toi un champion olympique » et que ce dernier lui avait répondu : « si je gagne, je te baise le pied juste après ».  Entre ce simple jeu et ce que dit Houria Bouteldja il y a un monde. Mais d’où vient donc ce sentiment que nous sommes nombreux à avoir ressenti, à savoir que cette scène renvoie à d’atroces moments de l’histoire des hommes auxquels on ne pourrait plus faire allusion ? De Teddy Riner ou de nous, qui a la réaction la plus saine ?

Nous, descendants d’esclaves ou de colonisés, nous sentons les dépositaires de cette souffrance-là et les gardiens d’une dignité trop longtemps bafouée. Nous sommes donc en permanence sur nos gardes. Il est important, que dis-je ! Il est vital pour nous de nous définir en permanence à égalité avec le Blanc. Il n’y a pas de jeu ni d’humour qui puisse tenir. Je suis noir, je suis tous les Noirs, je porte dans ma peau la souffrance de millions d’hommes et je dois être digne de leur histoire. Avec Césaire, Fanon et Malcolm X dans ma tête, tous mes faits et gestes doivent être pensés et contrôlés sur cette base.  Le verdict de Houria Bouteldja est sans appel : « qu’il le veuille ou non sa destinée lui échappe ». Teddy Riner aurait donc dû tourner sa langue dans sa bouche sept fois avant de prendre les paris avec son entraineur et penser aux millions de « ses frères et sœurs de condition », à tous les ancêtres déshumanisés par l’esclavage et la traite de Noirs et se dire que son entraineur est un Blanc, qu’en tant que tel il représente les bwanas, les négriers et les colons, et s’abstenir. Pour Houria Bouteldja « son acte est par conséquent profondément humiliant quelles que soient ses motivations personnelles ». N’est-ce pas un peu catégorique ? Je doute fort que l’athlète soit arrivé ne serait-ce qu’à mi-chemin de cette réflexion et que ce procès d’intention est un peu délirant. Au moment où Houria et moi et d’autres nous disons que cet acte est humiliant, Teddy Riner vient de gagner la médaille d’or aux Jeux Olympiques à Londres. Il est riche et célèbre. On est loin des chaines aux pieds, du code noir et de l’esclavage. Très loin.

Devoir de mémoire ?

Quand Houria dit que « nous ne sommes pas dans un monde où la valeur d’un être humain noir est respectée comme celle d’un Blanc » Elle est hors-sujet. Là, il se trouve justement que devant le sport, tous sont égaux, et Teddy est reconnu meilleur que tous les Blancs. Ne sommes-nous pas capables de voir ça ? Sommes-nous obnubilés par le devoir de mémoire ? Même si l’histoire passée et actuelle de l’Afrique illustrent la souffrance que rappelle Houria, peut-on toutefois tout ramener à cela, en disant qu’il ne peut y avoir de motivations personnelles et d’intérêts individuels ?

On ne peut pas ignorer aujourd’hui, au temps du mondialisme, que nous avons des Condolezza Rice, des Colin Powell, des Harry Roselmack, des Mohamed Sifaoui et des Chalghoumi qui peuplent nos gouvernements et nos médias. Les États qui collaborent activement à l’impérialisme, au sionisme et au maintien de l’Afrique et des populations noires dans des souffrances inhumaines sont légion en Afrique-même et en Arabie. Pire, avoir Barak Obama à la maison Blanche, n’est-il pas le symbole de l’asservissement suprême, contrairement à ce que croient les naïfs ? Du point de vue de ce que défend Houria Bouteldja, Barak Obama est un blanc ! Et elle-même ne serait pas choquée de le voir baiser les pieds de n’importe qui. C’est son boulot ! Il le fait déjà au sens figuré. Même chose pour Condoleeza, Colin et la liste interminable de « négros et arabes de service ». Il ne nous viendrait pas à l’esprit d’avoir « honte » pour ce que fait le roi d’Arabie Saoudite ou Rachida Dati parce qu’on est arabe ou ce que fait Harry Roselmack ou Vincent Mc Doom parce qu’on est noir. On ne peut pas être garants de ce que font tous les Noirs, tous les arabes, tous les… Ces raisonnements sont assez pathologiques et il faut se remettre en question pour se centrer sur les véritables enjeux actuels. Nous avons été élevés avec ce type de raisonnement et nous n’arrivons pas à nous en émanciper. Notre façon de penser est complètement racialiste et entretient, à notre corps défendant, le racisme. Aujourd’hui, bien plus qu’hier, la distinction entre « nous » et « eux » est de moins en moins ethnique. Il faudrait donc commencer à sortir de ces schémas.

Le « nous » dans lequel on devrait se reconnaitre est celui de la résistance à l’injustice et la terreur que font régner les dirigeants du monde.

Aujourd’hui, est NÈGRE toute personne qui se mobilise contre la guerre en Afghanistan, en Iraq, en Syrie, en Iran, pour la Palestine, pour l’émergence de l’Afrique et l’arrêt de son pillage, toute personne qui refuse cette crise économique préfabriquée et qui lutte pour la dignité humaine ! Aujourd’hui, si tu es noir, arabe, blanc, indien athée, chrétien, musulman ou juif et que tu t’opposes à leur système d’oppression, tu es un NÈGRE du point de vue bwana 2.0. Le « nous » tant de fois utilisé ci-dessus doit être redéfini : « Nous » sommes tous nègres. De toutes les couleurs et de toutes les obédiences. Nous sommes 6 milliards de nègres. Mais comme l’explique Malcolm X, il y a les nègres de maison et les nègres des champs. L’essentiel est d’être un nègre des champs en attendant la délivrance. Alors Teddy Riner et son pari avec son pote, je pense qu’on aurait pu les laisser s’amuser sans en faire une maladie. Il y a tellement de scènes bien plus obscènes qui se déroulent loin du sport et de son esprit dans les couloirs de nos gouvernements et des institutions internationales…

Meriem L.